Les Rocambolesques
roman-feuilleton collectif arborescent à contraintes
Zoom sur l'arrière-plan du Lieu 1
“Holly Golightly, veux-tu m'épouser ?
– …
– Réponds-moi s’il te plaît, j’ai passé de merveilleuses semaines en ta compagnie, je crois que tu pourrais être le quatrième pied de la table, alors..?
– Stop, quiet Gustav, tu sais bien que c’est impossible, comment oses-tu me demander de perdre mon indépendance, de quitter les États-Unis et le vingtième siècle pour devenir ta quatrième femme ?
– Et pourquoi pas ?”
Sur ces mots, Holly soupira et s’adossa contre le mur en béton que son amant polonais avait peint de dizaines de cœurs pour l’occasion. Nul soleil à l’horizon, ni dans son cœur, ni dans le ciel, seule une grue dominait le paysage gris. Sous cette balourde atmosphère entre le pêcheur et la diva, une odeur de poisson pané commençait à se répandre et le ventre d’Holly gargouilla.
“As-tu faim ?
– Ma foi, en effet, j’ai fort faim, sens-tu cette délicieuse fragrance de poisson pané ?
– Évidemment, mais tu détestes le poisson, moja droga.
– Ah, il m’en faut !
– Tu es en plein délire !”
Elle s'élança vers la grue et le fumet qui s’en échappait. Tout amoureux qu’il demeurait, Gustav la poursuivit et retrouva, au pied de l’engin, l’affamée qui semblait possédée.
“Est-ce que ça va Holly, tu m’inquiètes ? Suis moi, nous devrions rentrer chacun chez nous, je vais te ramener en 1958.
– Tu as raison, je ne suis plus moi-même, quittons cette époque maudite mon cher.”
Rien. Nul vrombissement dans la machine à traverser le temps. Sous le regard inquiet d’Holly, Gustav versa un peu plus de vodka dans le moteur, mais l’appareil refusa de coopérer.
“Rah, je ne capte plus les ondes magnétiques, do licha ! À cause d’interférences… Stupide siècle et ses technologies primitives !”
Six jours plus tard, après bien des tentatives, les deux anciens amants restaient pourtant bloqués ensemble dans un monde devenu obsédé par le poisson pané. Étrangement, la planète se couvrait petit à petit de grues. Sans soucis, tous paraissaient s’en accommoder, tous sauf un. Notre pêcheur polonais, qui comprit vite que les ondes propagées par les grues empêchaient le fonctionnement de sa machine à voyager dans le temps, gardait la tête froide comme la mer du Nord.
“Darling, minauda Holly, tu te souviens du lac où j’ai perdu mon diamant ? Tu ne crois pas qu’il y aurait des poissons panés dans ce lac ?
– Cholera jasna, les poissons ne sont panés qu’une fois pêchés, pas dans l’eau !”
Une semaine plus tard, ils étaient revenus à ce célèbre lac d’Écosse, dans l’un des nombreux abris de Gustav. Voilà qu’au centre du lac, un yacht remplaçait le serpent géant. Très en colère, le pêcheur s’approcha à grands coups de rames et, alors qu’il allait pousser une gueulante, une voix de vieux pirate attira l’attention du féroce polonais et d’Holly.
“Yo ho, hissez haut, moussaillon ! Nous sommes les corsaires du Nouveau-Monde et de l’apogée de la diffusion du noble poisson pané.”
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Et tous répondirent en louant le nom du capitaine Iglo, celui-là même qui vendait depuis tant d’années de succulents bâtonnets de colin. Ni une ni deux, le traître avait fomenté un plan machiavélique pour dominer le marché alimentaire. Écoutant silencieusement, nos deux intrus suaient de terreur devant les machinations des commerciaux responsables de cette multiplication de grues aux ondes manipulatrices. Surtout, ils apprirent avec horreur que Capitaine Iglo était responsable de l’assassinat récent du Colonel Sanders, son rival roi du poulet frit.
Toute légère, Holly, que la promiscuité avec son diamant perdu avait rendue plus forte et résistante que jamais, sauta à bord du yacht.
“ Toi, le marin ! N’y a-t-il pas du poisson pané à bord?
– Des bons bâtonnets de colin, demanda Capitaine Iglo subjugué par sa fine beauté ? Évidemment, mon petit cabillaud.
– Darling, répondit-elle, quel beau yacht vous avez là. À quelle heure est la visite guidée ?
– Eh eh eh, pour les jolies filles comme vous, c'est à toute heure du jour et de la nuit.”
Tandis que le Capitaine Iglo exhibait sa richesse dans un tour guidé du yacht, Holly devint suspicieuse alors qu’il lui refusa l’entrée de sa cabine personnelle. Étrangement, comme un signe du destin, c’est à ce moment qu’un cri venant du pont résonna ; c’était Gustav, capturé par les sbires matelots !
“Soyez rassurée, je reviens tout de suite, mon petit hareng.”
Gustav, entouré de deux brutes, les insultait en polonais. Åšwintuch ! Holly résista à l’envie de courir lui porter secours et elle força la serrure de la cabine avec sa gracieuse épingle à cheveux rouge. Et quelle surprise à l’intérieur ! Rayonnant sous le soleil capricieux d’Écosse, un parchemin reposait sous verre. Elle ôta son escarpin et ravagea la vitre à grands coups de talon aiguille. Enfin, elle dégaina les allumettes qui lui permettaient de savourer ses longues et fines cigarettes et elle incendia ce qui était la recette des bâtonnets de colin, la recette unique, celle qui les gouvernait tous.
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Sous le tableau de bord, elle saisit l’huile de friture qui servait fidèlement la cause de la panure, et la déversa dans la cabine sans aucune compassion. Ne jetant pas même un regard en arrière, elle saisit sur le pont Gustav et sauta dans l’eau avec lui. Illuminé par les flammes destructrices, le yacht explosa sans tarder sous les yeux ébahis de son amant.
“ Tu… tu m’as sauvé ?”
Et, devant ce glorieux feu d’artifice, ils s’embrassèrent d’une passion plus brûlante que le yacht embrasé.
En bonus de ce merveilleux baiser, Holly venait de libérer le monde de l’emprise du poisson pané maudit. Tout seul et vieux, le Capitaine Iglo, qui avait miraculeusement survécu, fit faillite. Et alors qu’ils pouvaient enfin se séparer et retourner chacun dans leur époque respective, les deux amants se rendirent compte qu’ils n’avaient plus du tout envie de se quitter. Romantique, Gustav divorça de ses trois femmes et épousa la seule et l’unique à son cœur, et jamais plus ils ne se séparèrent.
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