Les Rocambolesques
roman-feuilleton collectif arborescent à contraintes
Je suis de retour à l’endroit même où tout a commencé. Éclairé par la lumière de la lune, le mur n’a pas changé, il est resté le même après toutes ces années. Si pour lui la vie a suivi son chemin après notre rencontre, pour moi tout a été bouleversé. Enlevée, séquestrée, je ne suis plus vraiment maîtresse de mon destin depuis cette nuit-là. Après avoir retrouvé ma liberté, une seule chose me garde en vie : la vérité. Edward Hopper m’a capturée, c’est à mon tour d’agir contre lui. Il est reconnu pour ses talents de peintre mais personne n’a la moindre idée du secret qu’il garde enfoui. Illégalement, je suis revenue sur le lieu témoin de mon enlèvement. Tout est là : les souvenirs, les cris, les hommes et leurs regards complices...
Sous l’effet de la colère, je n’ai pas remarqué cette silhouette cachée par les arbres. Soucieuse, elle s’avance doucement vers moi. Il n’y a aucun doute : c’est bien lui. Il m’a rejoint comme convenu. Unanimement tout le monde aime Figaro, il n’y a pas plus loyal que cet homme. Évidemment, c’est grâce à ses talents de magicien que j’ai pu m’enfuir. Respectueusement, il s’approche de moi et me serre amicalement dans ses bras. Seulement quelques secondes après il me glisse à l’oreille :
“Nous allons vous venger.
Rapidement, je crie presque :
— Et si seulement j'avais pu vous aider ; comment avez-vous su que j’étais enfermée là-bas ? Si vous saviez la joie que j’ai ressentie quand je vous ai aperçu, soulagée. Et comment avez-vous fait pour me libérer ? Racontez-le moi enfin !
Il sourit face à mes questions.
— Saviez-vous qu'un magicien ne divulgue jamais ses secrets ?
Silencieusement, il s’écarte. Et apeurée je m'avance face à ce mur ironiquement décoré de cœurs. Seulement, Figaro m’empêche de m’approcher d’avantage et me murmure en regardant autour de lui :
— Il faut que nous partions, nous ne sommes pas en sécurité ici. Il est tard et notre rendez-vous doit s’impatienter. Rappelez-vous qu’elles attendent depuis plusieurs mois, elles ne tiendront pas une minute de plus. Suivez-moi."
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Il est tard mais nous avançons sans nous arrêter dans les rues de Montmartre. Environ dix minutes de marche nous séparent du point de rendez-vous. Si Figaro reste sur ses gardes et regarde sans cesse autour de nous, je ne peux pas m'empêcher d'être éblouie par cette ville retrouvée. Étrangement, les rues n’ont pas tellement changé, j’arrive encore à m’orienter dans la capitale. Enfin, mon magicien s’arrête là. A travers la fenêtre, je reconnais directement le groupe de femmes à l’origine de ma passion. Naturellement, je m'avance dans le Café de Flore au bras de Figaro. Outre la disposition des tables, l'établissement est le même que dans mes souvenirs. Sans un mot, les regards des femmes se lèvent vers moi. Il règne une ambiance chaleureuse pendant quelque temps. Soudainement les larmes font leur apparition. Normalement elles ne montrent pas leurs émotions mais cette fois-là, elles explosent. Tous les souvenirs laissent place à la joie des retrouvailles. Simultanément, elles crient au milieu du café.
"Enfin Anne est de retour !"
Rarement je n'ai été aussi heureuse. Elles finissent par s’asseoir tout en riant de joie. Étonnamment, pendant de longues minutes, elles me racontent les potins du moment. Tout laisse croire qu’elles ne veulent pas parler de ma disparition. Néanmoins cela ne dure pas. Si elles ont brièvement tenté d’apaiser l'atmosphère, la discussion devient tout de même beaucoup plus sérieuse. Elles étaient toutes avec moi cette nuit-là. A l’époque, après notre rencontre elles m’avaient invité à les suivre. Ensemble, nous étions arrivées à un terrain vague qui abritait un vaste mur rempli de cœurs. Sagement, elles avaient mis en place leurs chevalets et avaient commencé à donner les premiers coups de pinceaux avec fluidité. Étonnée, j’avais commencé à peindre avec elles. Sans un regard vers Figaro, je comprends que c'est le moment. Tout de suite, j’explique que je suis ouverte aux questions. Si je craignais le contraire, les questionnements ne se font pas attendre. Elles avaient réussi à fuir ce soir-là et n’avaient strictement rien vu de ce qu’il m’était arrivé.
"Edward Hopper est-il à l’origine de ta disparition ?
— N’as-tu pas réussi à t’enfuir seule ?
— Est-ce que l’endroit où tu étais isolée est loin d’ici ?
Instinctivement, Figaro s’approche de moi et pose sa main sur mon épaule. En se penchant délicatement, il me murmure à l'oreille.
— Effectivement, votre histoire est invraisemblable mais c’est la vérité alors n’ayez pas peur de la raconter. Regardez, vous n'êtes plus seule, je suis là."
Assises face à moi, mes amies attendent mon récit. Timidement, je tente de leur apporter des réponses.
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Sous le ciel de Paris, un soir de 1926 nous étions toutes là. A côté de ce mur, nous étions en train de peindre ensemble dans un élan de créativité. Efficacement, les couleurs se mélangeaient sur ma toile. Elles étaient toutes peintres. Seules mes mains n'étaient pas celles d'une artiste : je venais tout juste grâce à elles de découvrir cet art incroyable. Et d’un seul coup, un puissant bruit se fit entendre derrière nous. Subitement des hommes venaient de sortir de leurs cachettes. Sans aucune empathie ils me frappèrent en plein visage et m'emmenèrent dans leur calèche. Étourdie, j’entendis les cris de mes amies qui s’enfuyaient. Tout autour de moi les hommes me regardaient et rigolaient en cœur. Rapidement le silence revint et les hommes s’écartèrent pour laisser place à un homme chauve, plutôt imposant. Tout de suite il affirma d’une voix grave : "Elle, c’est pour moi", en me regardant avec dédain.
Naïve, je pensais alors pouvoir m’enfuir. Réceptionnant au vol un flacon, un homme jeta sur moi une poudre violette que ce dernier contenait, tandis que le second tenait face à moi un tableau. Un instant après, je ne pouvais déjà plus bouger. Regardant mes mains, je sentais mon corps tout engourdi. Il me fallut quelques secondes pour analyser les événements autour de moi. Il était évident que j’étais assise à une table. En face de moi, une tasse de café était posée. Élucidant peu à peu le mystère, je compris que le décor me rappelait vaguement celui du Café de Flore. Étrangement, je ne pouvais bouger que mes yeux pour observer autour de moi. Il n’y avait plus aucun bruit, plus aucun son. Non, j’étais complètement seule. Et c’est à ce moment-là que je remarquais l’odeur de peinture autour de moi. Il n’y avait plus de doute et mon cœur s’emballait. Tout à coup, je baissai les yeux et je remarquai un détail. Là, tout en bas, il y avait une signature : Edward Hopper. Rationnellement je n’y croyais pas. Si des gens ne s’étaient pas arrêtés face à moi pour m’observer, j’aurais pu garder quelques illusions en moi. Il était trop tard. Dorénavant j’étais enfermée dans un tableau et personne ne le remarquerait jamais.
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Suite à mes explications, les femmes n’en croient pas leurs oreilles. Subitement, Figaro me prie de continuer mon récit. Tout en regardant autour de moi, je reprends mon étonnante histoire.
Échafauder un plan n’était pas dans mes moyens. Si j’avais pu hurler aux spectateurs de me libérer je l’aurais fait. Tant bien que mal, je gardais espoir. Rigoureusement j'observais tous les jours les visages de ceux qui se présentaient à moi et m’admiraient. Tous n’y voyaient qu’un simple personnage de peinture jusqu'à ce jour d’octobre. Ébahi, Figaro se présenta devant moi. Il laissa entrevoir un grand sourire. Euphorique, il sortit de sa poche un petit bout de papier. Rarement mon esprit n’avait été aussi concentré.
"En jetant un peu de poudre sur votre tableau, je vais vous aider à reprendre possession de votre corps", arrivai-je à lire.
Ensuite Figaro sortit un deuxième écrit qu’il porta à ma vision.
"Normalement, vous arriverez à sortir en appuyant très fort sur la toile. Évidemment, il serait plus judicieux d’attendre la nuit pour que personne ne soit témoin."
Naturellement, je pris avec beaucoup de sérieux ses conseils tout en tentant de canaliser ma joie. Edward Hopper allait enfin payer. Rangeant le précédent mot, Figaro en sortit un troisième. Et sur celui-là était inscrit :
"Tard dans la nuit, je vous attendrai au terrain vague."
En peu de temps, il rangea son dernier mot et sortit rapidement un sachet de poudre jaune. En un seul souffle, ses prédictions se réalisèrent. Tout mon corps reprenait vie mais je ne pouvais pas bouger. Relevant ma tête, Figaro était déjà reparti. Il allait falloir être patiente. Évidemment ce fut l’une de mes plus longues journées passées dans cette œuvre. En un coup d'œil, à la nuit tombée, je vérifiai que plus personne n’arpentait la galerie. En prenant de la force sur mes jambes je plaquai ma tête contre la toile pour en sortir. Repensant à mon enlèvement toute ma colère perça le tableau. Un instant plus tard, je tombai violemment sur le sol. Là, je n’hésitai plus une seconde et je me mis à courir vers une grande fenêtre laissée ouverte. En dehors la fraîcheur me frappa le visage tandis que je courais comme si ma vie en dépendait. Tout de suite je pris la direction du terrain-vague.
Étonnées, les femmes du Café de Flore ne font aucun bruit. Tout cela leur paraît invraisemblable pourtant mon récit est bel et bien fini. Impassible, Figaro prend la parole.
"En quelques mots, voici l’histoire. Et si j’ai pris rendez-vous avec vous, ce n’est pas anodin, je me dois de vous avertir. Ralliez-vous à moi pour défendre vos places de femmes et de peintres. Sans vouloir vous effrayer, vous courrez un risque immense qui pourrait donner lieu à la fin des peintres féminines.
Submergée par ses émotions, Aliénor la chef de groupe, finit par reprendre ses esprits.
— Sans vouloir vous offenser Monsieur, nous aurions besoin davantage d'explications.
— Surtout moi, répondis-je. Effectivement je connais quelques détails mais savez-vous pourquoi Edward Hopper a commis cet acte ?
Élégamment, Figaro qui était resté debout, prend place à la table.
— Évidemment. Très rapidement après votre disparition, Anne, je me suis mis à votre recherche. En peu de temps tous les journaux ne parlaient que de votre disparition. Néanmoins, saviez-vous que je suis devenu un magicien banni?
— Il n’en est rien, je n’étais point au courant, rétorquai-je.
— Et cela est tout naturel puisque c’est arrivé durant votre absence. Étrangement vous connaissez bien l’homme à l’origine de cette demande. Edward Hopper en personne. En peu de temps, il est passé d’un maître de la peinture à l’un des plus cruels hommes qu’il m'ait été donné de rencontrer. Radical, il hait les femmes. Surtout celles qui osent peindre mieux que lui. Il n’est pas très discret cependant car lors d’une soirée j’ai malencontreusement entendu ses projets. Sous les ordres d’un certain Rocambolesque, lui et ses sbires ont pour dessein d’emprisonner les peintres féminines dans leurs œuvres comme ils l’ont fait avec vous, Anne. Et figurez-vous que vous n’êtes d’ailleurs pas la seule victime de ces messieurs. Si cela se trouve, certaines femmes sont emprisonnées depuis des décennies.
Saisissant toute l’histoire, plus aucune des peintres n’osaient répondre.
— Encore une fois, l’histoire paraît invraisemblable mais il en est tout autre. En effectuant mes recherches j’ai découvert que ce groupe rassemblait plus de deux cents peintres. S'ajoute à cela le fait qu’ils exercent en secret depuis des siècles et sans frontières ; le monde entier semble être touché. Et sans l’aide d’un ami à moi, mentaliste, je n’aurais jamais pu vous retrouver Anne. En plus de cela, il m’a fallu des mois pour découvrir la recette de la poudre qui vous a libéré, vous et d’autres victimes. Soit en résumé vous pouvez me remercier."
Révéler un secret aussi terrible aurait bouleversé beaucoup de monde mais étonnamment Figaro restait très calme. Excédées et dans un élan de colère les femmes se lèvent, prêtes à en découdre. En tournant ma tête vers Figaro je le vois sourire de toutes ses forces. Simplement, je lui demande:
"Étrangement vous souriez, vous en savez plus je me trompe ?
— Et dites-moi, avez-vous remarqué que le jour s’est enfin levé ?"
Éclatant de joie à l'idée de pouvoir revoir la lumière du soleil, je me tourne vers la fenêtre après sa réponse. Effectivement, la nuit a laissé place au jour et les rues commencent déjà à se remplir. Rien qu’à cette vision, les femmes reprennent leurs affaires et m’invitent à les suivre à la préfecture pour tout raconter. Riant, Figaro est déjà sorti du café. En peu de temps, je le suis. Si j’étais encore sous le choc de cette annonce, la vue de Paris me rappelle de merveilleux souvenirs. Sentir l’odeur du café, entendre les rires des enfants, apercevoir le Sacré Cœur au loin... Naviguant au milieu des passants, un jeune vendeur de rue propose à Figaro d’acheter le journal. Logiquement, il accepte. Après avoir lu les grands titres, il s’approche de moi en se concentrant sur l’imprimé.
"Efficace la vente de rue vous ne trouvez pas ? Si seulement tout le monde prenait le temps de s’informer au lieu de donner de leurs temps à des théories frauduleuses, les gens pourraient découvrir des milliers de choses...
Spontanément, il relève la tête dans ma direction.
— Néanmoins tout cela doit vous servir d’avertissement. Tous ces hommes sont nombreux et déterminés. Si je décide de combattre cet effroyable complot, je ne peux être seul. La vision d’une femme me serait d’une grande aide. Évidemment, les victimes sont nombreuses et nous aurons besoin de temps pour mettre fin à ces pensées infectes. S’il-vous-plait évitez de vous faire prendre au piège par ces hommes la prochaine fois. Sinon nous serons obligés de nous revoir dans des circonstances dramatiques. Sur ce, je vous souhaite de passer une agréable journée..."
Énigmatique, il me tend l’imprimé et part en sifflotant les mains dans le dos. Sans comprendre je commence à lire les titres du journal. Là, en gros, est marqué :
ÉTONNANTES DISPARITIONS :
OÙ SONT LA DAME AU CHAPEAU, LA JOCONDE ET LA LAITIÈRE ?
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À suivre...