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Quelle est cette lumière ? Éloignée sur le haut de la grue, elle éclaire un corps difforme dans ses oscillations. Sans craindre de tomber, l'énergumène s’agite au rythme de son bâton lumineux tout en amplifiant sa voix à travers ce qui semble être un mégaphone.

"Ecoutez, camarades. Silencieusement, le gouvernement cherche à nous éliminer. Rebellons-nous ! Sans plus attendre, prenons les armes, non pas pour leur guerre mais pour la nôtre. Ensemble, fuyons ce système qui souhaite notre mort en prétextant une guerre de grande envergure. Ensemble, luttons contre la menace. Ensemble, protégeons notre libertéi!"

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En un instant, la fabrique s’anime de cris de joie, d’approbation, de ralliement. Tous ces hommes inconscients acclament ce mystérieux homme comme s’ils avaient devant eux un Dieu tout droit descendu du ciel pour les sauver. Radotant dans son mégaphone, il semble plaidoyer pour la liberté des ouvriers.

 

"Sortons du silence et démasquons ces dirigeants qui en ont après nos vies. Sous la couverture d’une guerre à venir, ils souhaitent que nous prenions les armes afin de défendre notre patrie mais la réalité est qu’ils nous envoient au casse-pipe. Empoignez votre courage et rendez-vous compte de ce qu’il vous demande : sacrifiez-vous pour nous sauver. Riez de leur arrogance et rebellez-vous ! S’ils pensent que leurs vies valent mieux que les vôtres, alors ils ne méritent pas leur place au pouvoir. Renversons-les !"

 

S’ensuit une nouvelle vague d’acclamations, il n’y a pas à dire, cet homme semble doué pour l’art du discours. Si seulement ce n’était pas pour déblatérer pareilles inepties ; les ouvriers semblent prendre ses paroles au sérieux mais ce n’est pas mon cas. Silencieusement, je décide de m’approcher, peut-être arriverai-je à voir quelques visages ; je dénoncerai tous ces comploteurs jusqu’au dernier. 

 

'Renversons cette société gouvernementale qui complote contre vous autres, pauvres ouvriers qui galérez déjà avec votre charbon."

 

N’importe quoi. Il ne raconte que des conneries, ces ouvriers travaillent les câbles des lignes ferroviaires. Son ignorance démontre l'irrationalité de ses pensées.

 

" Stop, c’en est assez de ces dirigeants qui ne pensent qu’à leurs petites personnes et en oublient le peuple. Entendez ma demande, levez-vous et mettez fin à tout cela avant qu’il ne soit trop tard. Défendez-vous de cette épée de Damoclès qui pend au-dessus de vos têtes, ne vous laissez pas passer la corde au cou. Une nouvelle ère commence avec votre décision. Nos ennemis souhaitent camoufler un génocide de masse à travers cette guerre en devenir, ce n’est qu’un complot dont vous êtes les victimes."

 

Sérieusement ?! Toute personne dotée d’un minimum de logique comprendrait que cette guerre est réelle et non pas un complot, c’est ce rassemblement qui en est un. 

 

"Nous ne sommes gouvernés que par des êtres qui s’imaginent pouvoir régner sur une partie d’élus. Survivants de cette atrocité, voilà qui seront ces élus. Souriez, mes amis, nous survivrons, il ne peut en être autrement ! Toute leur force ne pourra nous contenir. Rien ne le pourra !"

 

Aucun de ses mots n’a de sens, alors pourquoi suis-je en train de douter ? Retourne-toi, Mathieu, et fuis avant que cet individu ne te contamine.  Enragé, mon cerveau me hurle ces quelques mots. Sans les prendre en compte, je prête davantage attention au discours de l'hurluberlu sur la grue. Envoûté, je suis comme ensorcelé par son discours. Ses mots n’ont rien de poétique, ils savent simplement où attaquer pour plaire à son auditoire. Ecouter cet homme parler aura suffi à chambouler mon esprit. Tout se mélange, je ne sais plus quoi penser. Rembobiner ses paroles et être sûr de bien comprendre.

 

"Entendez-moi bien, camarades. Ses hommes, à ce président tyrannique, ne méritent pas de se tenir en haut de la hiérarchie, cela devrait être notre place ! Elevons-nous et renversons ce système qui souhaite voir disparaître les faibles. Soulevons-nous et créons une nouvelle ère pour tous. Sauvons ce monde !"

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Étonnement, je surprends mon cœur à s’emballer. Rien de ce qu’il dit me paraît logique, pourtant, une part en moi le croit.  Tu es décidément trop con, casse-toi vite d’ici avant qu’il ne soit trop tard ! Dépêche-toi, Mathieu ; toutes ses paroles ne sont que pures inventions d’un esprit diabolique. Et s’il avait raison ? Non, ce serait impossible, pas vrai ? Il est invraisemblable que nous soyons à ce point manipulés, c’est impossible. Écouter mon cerveau, voilà ce que je dois faire. Élancer une jambe après l’autre pour m’éloigner de ce lieu et partir loin, très loin, de cet homme. Écouter ce qu’il va dire, voilà ce que j’ai envie de faire. Escalader ce mur afin de mieux voir, voilà ce que j’ai envie de faire. 

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"Et l’on aura de cesse de nous battre pour notre liberté. En nous engageant dans ce combat, nous apporterons une lumière dans ce monde de ténèbres. Sortons de l’ombre et passons à l’action. N’ayez aucune crainte, notre victoire est inéluctable, elle fait partie de l’avenir."

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Rire de lui, c’est ce que je devrais faire mais je préfère l’observer avec des yeux écarquillés à tel point que j’ai l’impression qu’ils vont s'échapper de ma boîte crânienne. En un mouvement rapide, l’orateur s’élance le long de la flèche de l’appareil de construction et se jette dans le vide. En chute libre, il n’est qu’un point dans le lointain, qui au milieu de sa chute, disparaît sans laisser de trace. Envolé, disparu, il n’a jamais touché le sol pourtant il n’est plus en train de chuter. Rien dans l’enceinte de l’usine, mis à part les ouvriers, tous choqués et perturbés. Sous les applaudissements, le groupe formé se disperse doucement.

 

Tranquillement, tout du moins c’est l’image que j’essaie de renvoyer, je m’écarte du mur et fais quelques pas en direction du sentier. Rien à part moi ne devrait s’y trouver, cependant, un buisson se met à frémir et une ombre apparaît tout à coup.

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"Prawie zapomniaÅ‚em tutaj materiaÅ‚ów do malowania."

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A cet instant, l’homme qui était, il n’y a pas si longtemps, sur le haut de cette grue apparaît en face de moi. Il a les yeux légèrement tirés et d’épais sourcils noirs en bataille. En revanche, ses cheveux sont soigneusement balayés sur le côté gauche, lui laissant une petite frange couleur acacia. Alors que la silhouette se penche pour ramasser un sac à dos, que je n’avais pas remarqué, je le reconnais. Sa chute ne s’était pas terminée, comment peut-il donc se trouver devant moi ? Il tient encore son mégaphone et l’objet de lumière. Étrange, quelle est cette barre lumineuse verte ? Elle possède un manche, c’est par là que l’homme la tient fermement. Toujours sous mon regard, il range ses affaires. Subitement, la lumière disparaît et il ne reste plus que le manche qu’il range également.

 

Très curieux, je m’avance doucement vers lui pour continuer de l’examiner de plus près. Son regard croise alors le mien et je vois à travers ses yeux bleus, mon reflet et mon regard interrogateur.

"Ravi de te rencontrer jeune homme. En ces quelques mots je me présente à vous. Salutation, mon nom est Gustav. Vois-tu j’ai des traits asiatiques car je viens de Mongolie mais je suis de nationalité polonaise. Etonnant n’est-ce pas ? si tu es encore curieux, mes parents se nomment Gustavia et Gustavo et je n’ai pas de sœur ou de frère à appeler Gustavina ou Gustavirkoff, c’est mauvais, ça sonne peut-être trop russe.

Est-il sérieux dans ses paroles ou plaisante-t-il ?

– Laisse tomber, c’est une mauvaise blague du futur, tu ne peux pas comprendre maintenant. Toi, je ne t’ai pas vu dans la troupe d'ouvriers, tu m’écoutais, dissimulé derrière ce mur ? Rien ne t’empêchait de te joindre au groupe, tu sais.

Son accoutrement me laisse perplexe, il est vêtu d’une tenue de pêcheur. Rien à voir avec ce que je m’étais imaginé, ses vêtements ne reflètent tout simplement pas son âme d’orateur. Replongeant sa main dans son sac, il continue de me parler tout en sortant une voiture miniature. 

– Écarte-toi, s’il-te-plaît."

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Tout en exécutant sa demande, je le vois jeter le jouet. Très vite, la voiture se met à grossir et à prendre une taille normale ; le véhicule n’a cependant pas une carrosserie ordinaire, je n’ai jamais vu ce modèle, il m’est inconnu malgré ma passion pour ces derniers. Sa portière s’ouvre, accueillant son chauffeur dans des abysses indéchiffrables.

"Simple mais emblématique. Évidemment, tu ne le sais pas encore, on ne vient pas du même moment, c’est pour ça… Allez, bien que je ne risque pas de la faire attendre, c’est moi qui suis dans l’attente de la revoir. Retour en 42 avant ce cher Jésus, je vais retrouver ma bien-aimée Cléopâtre."

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Encore une fois, il disparaît. Tout autour de moi est vide de bruit, il n’y a plus que moi sur le sentier. Reste, dans ce paysage, ce mur recouvert de peinture. Éméché, il tient encore, contrairement à mes convictions. 

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Seule une chose est certaine maintenant : cet homme venu d’ailleurs m’a changé, pour le meilleur comme pour le pire.

 

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