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"Un chemin dans les blancs mentaux"

 

L'isolement, maîtresse de solitude, pouvait avoir de bons côtés se disait Annika, mais ça c'était avant d’être dans cette tour sombre, enfermée dans sa cellule. Le temps s'y dilatait, ses pensées devenaient des abîmes malgré la puissante camisole chimique dont elle était prisonnière. Sa liberté, aux ailes brisées, effleurait toujours le ciel indiscernable. La pensée sans émotion était un cadeau du tercian, un des composants de ses chaînes qu'est sa prison mentale recomposée tous les jours. Chaque pilule est un charançon à sa manière, une petite bête grignotant son cerveau de toute part. On avait estimé qu'à cause d'idées florissantes de visions colorées, son crâne était une graine trop mure, trop pleine qu'il fallait donc purger. Annika ne recevait que deux visites par jour. Elle n'aurait jamais pu estimer l'heure de ces visites, mais elle les savait calquées sur un schéma pré-établi, il fallait bien lui donner son traitement. C'était deux éclairs dans sa journée. Le petit homme aux yeux pétillants  lui changeait régulièrement son traitement, elle n'en était aucunement informée par celui-ci, mais savait encore distinguer les formes géométriques changeantes lorsqu'elles glissaient avec peine le long de son œsophage. Si elle l'avait pu, elle aurait vu l'arc-en-ciel changer de couleur de la même manière qu'il variait de forme. L'homme était hypocrite, aucun doute là-dessus. Il lui parlait souvent d'une voix douce, lui expliquant que c'était son sentimentalisme trop prononcé qui l'avait conduit ici, symbolisé par les cœurs de la rue de Neuhkoln présents dans ses hallucinations. Annika n'en pouvait plus de la psychologie de comptoir accompagnée de l'haleine putride se frayant un chemin entre les quenottes jaunies de cet assembleur de formes. On l'avait retrouvé, évanouie, le corps strié d'hématomes et du sang recouvrant partiellement son visage. Du coup, on en avait déduit qu'elle avait été victime d'une agression. La vérité était tout autre et Annika la possédait égarée dans les dédales de son esprit. Des pas sonores annonçant le premier éclair de la journée se rapprochaient, le patient trente-quatre contait comme chaque jour son huis-clos perpétuel avec Jupiter. Ce dieu attendait de lui qu'il le vénère sous peine de châtiments, mais il lui rétorquait qu'il savait que la conscience de sa liberté le protégeait, et qu'un jour, par ce fait, ce dieu finirait aux oubliettes. Annika le plaignait, la seule oubliette ici était le lieu lui-même. Les braillements du patient trente-quatre se turent. C'était au tour de sa voisine, elle se faisait surnommer « Électre la dresseuse de mouche », par le personnel. Annika les avait entendus en rire. Mais elle avait compris quand une de ces danseuses était devenue sa compagne, transbahutant les remords qu'Annika se cachait si bien, attendant patiemment l'heure où elle se désentripaillerait des remords qu'elle portait avec joie. Ses cœurs manquaient tellement à Annika, pourtant violente piqûre de rappel de sa mauvaise  foi face à la cause de son isolement. La porte d'Électre claqua soudainement, son heure était venue. L'éclair la frappa de plein fouet d'une morsure brûlante dans le fond de ses orbites, calcinant ses rétines, l'aveuglant un bref instant. Son râle pathétique et ses gestes désarticulés firent glousser d'une façon presque imperceptible l'excentrique docteur aux lunettes d'un ridicule prononcé avec leurs branches en bronze. Elles lui donnaient, avec sa petite taille, l'air d'un enfant aux yeux ébahis. Annika voyait l'homme comme un agriculteur, cultivant l'abrutissement par les médicaments, un artiste de cette société d'uniformité. Ses patients étaient la dernière touche d'une couleur fade ornant le vaste et immonde tableau des horreurs d'un monde à lisser. Un architecte planifiant les travaux sur les ruines de leurs individualités d'immondes résidences pavillonnaires où l'on s'emprisonne dans un confort hébétant. Annika et les autres étaient les objets d'expérimentations et de manipulations chimiques encore inédites sur le cerveau humain.  Les AVC étaient courants. Avec les infirmières en un vol de corbeaux annonçant leur mort cérébrale prochaine, le docteur les conduisait rue des blancs manteaux retrouver la tête. Ironique non ? L'assemblage géométrique du jour, rapidement donné par le docteur Hermann, s'était mué en un fil d’Ariane dans le dédale de l'esprit d'Annika. Sa compagne de chambre jubilait, Annika était finalement face à la terrible vérité de ses remords.

 

Théo YAGOUBI (UPEM - L1 Lettres Modernes - TD2)

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