Les Rocambolesques
roman-feuilleton collectif arborescent à contraintes
Elle fondit en larmes si bien que le lieutenant Martin se résolut à abréger l'entretien. "Sachez toutefois, Mademoiselle Prévot, que si vous me mentiez, bien entendu je le découvrirais. Par ailleurs, je saurai dorénavant où vous trouver, où que vous soyez. Ne vous avisez donc pas de vous enfuir, l'avait-il avertie avant de disparaître dans la nuit".
Une fois seule, elle essuya ses larmes et rajusta le col de sa fourrure pour se redonner une contenance. "Qu'est-ce que cela signifie ? Il me suit ? C'est une menace ? Peut-être qu'il sait ? Allons allons... pensa-t-elle". La nuit se refroidissait. Elle se mit en devoir de rentrer. Tout le long du chemin, elle repensa aux dernières paroles du lieutenant. Elle ne s'arrêta pas pour voir les champs de blé et le concert des charançons qui s'y tenait habituellement. Elle ne jeta pas même un regard aux feuillages rouge-orangé des platanes ; et ne prêta pas davantage attention à la lune, pourtant si ronde et si brillante en cette soirée d'automne. Le tourbillon incessant de ses pensées l'en empêchait et, pour ne rien arranger, la fièvre lui montait au front.
"Il n'a pas l'air versé dans le sentimentalisme, et il a de ces manières ! Il n'y a qu'une manière de procéder avec de tels impertinents. D'abord, lui arracher les quenottes à ce jeunot ; puis, balancer son cadavre aux oubliettes pendant quelques temps ; enfin, le transhabuter jusque dans une décharge. Etre méthodique, voilà la clé Martha, être méthodique...". Elle ne se rendait pas compte qu'elle parlait à voix haute. "Et ses parents qui vont se désentripailler à l'annonce de la nouvelle, oh combien je suis infâme parfois ! ajouta-t-elle amusée". Son visage de jouvenceau lui rappelait celui de ce conseiller municipal qu'elle avait poussé par-dessus bord peu de temps auparavant, lorsqu'elle était encore à Paris. C'était lors d'une croisière sur la Seine, à bord d'un somptueux bateau-mouche dont le nom lui échappait. L'enquête policière et les journaux s'étaient accordés sur la thèse de l'accident. Ce genre d'accident, à la vérité, survenait fréquemment là où Martha passait.
La jeune femme habitait au dernier étage d'un petit immeuble excentré par rapport à Grenoble, dans les hauteurs. Elle ne supportait pas la ville. Cela n'avait toutefois que peu d'importance car elle ne restait jamais longtemps au même endroit. Martha poussa la porte de son modeste loué et la referma, exténuée. A peine déchaussée, elle se dirigea vers la rambarde de son balcon avec l'irrépressible besoin de respirer. Son humeur était comme un pendule qui oscillait de droite à gauche, de la sérénité à l'angoisse. Et si elle se faisait attraper ? "Je préfère encore vivre pauvre, à mendier même, habillée de haillons, tiraillée par la faim, chaque jour m'endormir la peur au ventre à l'idée de ne pas savoir si le lendemain, je serai dans mon lit ou en cellule, je préfère ce sort cent fois, mille fois !... pensa-t-elle". Cette réflexion lui serra la gorge. Sous l'effet de la fièvre, son regard commença à errer dans le vague. Elle se prit à scruter l'entrepôt qui lui faisait face. Elle remarqua que les tags qui en ornaient la façade en journée, formaient de grosses tâches noires à la nuit tombée. Bientôt, elle eut l'impression que tout autour d'elle s'éloignait, puis se rapprochait, à intervalles réguliers, dans une rêverie infernale. "Bon sang, qu'est-ce qu'il m'arrive... du Dafalgan, où il est, j'avais mis ça par là...".
Elle s'arrêta net. Des bruits de pas montaient de l'escalier. Elle était encore suffisamment lucide pour se rendre compte que personne d'autre n'habitait à cet étage. Elle s'empara mécaniquement d'une paire de ciseaux, posée sur le rebord du lavabo, et se mit à l'affût derrière la porte. Les pas, lourds et traînants, se rapprochaient ; encore quelques mètres ; ça y est, la personne se tenait là, derrière la porte. "Ils sont rapides cette fois, pensa-t-elle, bien trop rapides". Sa respiration s'était accélérée tandis que sa fièvre s'accentuait encore et lui rendait maintenant intolérable le simple fait de se tenir debout. Alors la poignée tourna, doucement, plus rapidement, puis avec acharnement. Les doigts de Martha serraient la paire de ciseaux avec une telle force qu'elle semblait sur le point de se briser. Elle ouvrit la porte, brusquement, et brandit son arme, prête à frapper. Son expression se décomposa. Là, devant elle, se tenait, immobile, la figure blanche et livide de Joachim Dubeyll.
Alain DE SAINT GENOIS (UPEM - L1 Lettres Modernes - TD2)
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