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- J'ai des livres ici, que des livres, rien que des livres, claironna le corbeau. Alors, si un corbeau ressemble à un bureau, c'est sûrement parce que les bureaux sont comme des...

- STOP ! Vociféra l'homme. Figurez-vous que je n'ai strictement rien à faire de vos bureaux, à moins que la jeune femme que je cherche soit cachée dans l'un de leurs tiroirs, et j'en doute fortement.Vue la taille et l'état de vos meubles, seuls des charançons, des termites ou des acariens accepteraient de loger à l'intérieur. Et je suis gentil !

- CROA, je vois que vous aimez les insectes et autres arachnides. C'est aussi mon cas, figurez-vous, particulièrement mi-cuits avec une petite dose de vinaigrette. Je possède d'ailleurs de très bons lives de cuisine tels que Petit-Déjeuner à six pattes ou Gélée de sauterelles du bout du monde... j'en discutais avec cette jeune femme tout à l'heure, et il est vrai que si chacun consentait à en consommer, la planète se porterait on ne peut mieux...

- Vous avez... discuté avec cette femme ? releva le jeune homme, estomaqué. Vous a-t-elle dit où elle allait?

- Voilà donc une question fort intéressante, CROA ! Sans doute, s'il s'agit d'une grande âme, emplie d'un sentimentalisme sincère, aura-t-elle entrepris de cueillir au clair de lune une exquise rose rouge égarée... voyons... dans un ordinaire champ de citrouilles, ou d'aubergines, pourquoi pas. Il est normal de vouloir parer son si élégant chapeau.

- Vous êtres en train de me dire qu'elle est partie cueillir une fleur... dans un champ de légumes ? Reformula le pauvre incrédule, interloqué par ces propos décousus. Puis il se souvint qu'il faisait plein jour, et que le scénario nocturne du corbeau en devenait parfaitement impossible. Ce délire avait-il une signification cachée ?

- Allons allons, petit perroquet fébrile à quenottes déchaussées, je l'ignore totalement, expliqua le corbeau avec tendresse, même si cela semble fort vraisemblable. Il suffit de lire Un sapin dans l'océan pour ces messieurs si l'on veut en prendre conscience, encore que ce petit bijou est malheureusement tombé dans les profondes oubliettes de la littérature, soupira-t-il avec tristesse.

- Pourriez-vous cesser, grogna son interlocuteur, de parler par énigmes, et creuser votre cervelle emplumée pour me donner ne serait-ce qu'un indice ?

- Bien sûr ! Vous êtes de toute évidence accablé par cette histoire de chapeaux rouges et jaunes, alambiquée comme jamais, et pourtant vous cherchez simplement...

- Je cherche cette femme ! Explosa-t-il. Dites-moi ou elle est passée, ou je vous déplumerai, et avec joie !

- Vous cherchez simplement à découvrir, connaître, examiner, disséquer, décortiquer, transbahuter, transmettre, prouver de toutes les façons, la raison pour laquelle un corbeau...

- Sans doute y en a-t-il plusieurs, concéda-t-il, résigné, en tentant de retrouver son calme, et aucune ne m'intéresse. Cependant...

- CROA ! CROA ! Voilà donc un indice intéressant ! S'il y a plusieurs réponses, sans doute cette jeune femme en connaît-elle au moins deux ! Voilà pourquoi, au lieu de chercher à m'assener de grands coups de l'étrange bec démesuré que vous portez au milieu de la figure, devriez-vous vous demander ce que cherche cette femme. Eh bien, c'est tout simplement... croassa-t-il d'un air de triomphe.

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L'homme réprima une violente envie de le désentripailler. Il continua :

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« … l'endroit où le plus grand nombre de routes se croisent et où le confluent de tous les fleuves les rassemble enfin ! »


- C'est-à-dire ? L'interrogea-t-il.

- Les livres, rien que les livres !

 

En entendant cela, le détective amateur faillit cogner sa tête contre le mur le plus proche.

 

- Vous m'énervez... soupira-t-il en faisant un effort surhumain pour se calmer, attrapant cependant, de manière machinale, sur une pile d'ouvrages en désordre, un livre intitulé Puanteurs et pestilences. Il commençait à comprendre ce dont lui parlait le corbeau, même s'il doutait, malgré ce titre amusant, que le contenu lui soit d'une grande aide. Au fait, ajouta-t-il, vous a-t-elle acheté un livre dernièrement ?

- Acheter ? CROA ! Bien mieux, bien mieux. C'est une grande âme qui se préoccupe bien peu de toutes ces choses. Figurez-vous que son dernier manuscrit, Paroles de Carpes pour un pêcheur, se trouve juste ici, sous mon bureau, qui d'ailleurs, ressemble...

- Cessez de débiter ces fadaises, personne ne vous a transmis de manuscrit, comme vous dîtes, vous n'êtes pas éditeur, releva l'homme, encore tendu.

- Cela est vrai, je suis bien plus, bien plus, CROA !

- Peu importe, soupira-t-il, renonçant à comprendre. De toute façon, pourquoi aurait-t-elle voulu semer des indices dans ce genre de texte ? Je n'ai donc pas la moindre chance d'en trouver.

- Détrompez-vous. Sans doute n'a-t-elle voulu vous donner d'indice, en effet, mais je la connais, je la connais. Je saurai décrypter ce texte dont l'étrangeté psychédélique dissimule des trésors bien plus dorés et réconfortants encore qu'une pleine chope de bière bien chaude, CROA.

- Et pourriez-vous le faire pour moi ? suggéra l'homme, sans trop y croire.

- Comment OSEZ-VOUS me le demander ?... Pensez-vous donc que je manque de spontanéité au point d'avoir besoin de vos ordres pour en prendre connaissance ? Quelle déception vous me causez là ! Commençons tout de suite.

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Il avala sa salive. Il fallait être à la frontière de la folie pour croire au fonctionnement d'un tel procédé. Peut-être celle du corbeau était-elle contagieuse ? Il s'évertua pourtant à l'écouter.

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- « Alors que je me promenais dans cet étrangeté ibérique empreinte de songes jaunes aux ailes impressionnés, je... », débita-t-il, puis il mit brutalement fin à la lecture de cette prose sans queue ni tête. Le pire dans tout cela était qu'il paraissait la comprendre.

 

- Eh bien, s'impatienta l'auditeur, pourquoi vous interrompez-vous ? Je conçois que ce texte soit déroutant, mais ce n'est pas en restant prostré, englouti par cette rêverie profonde, que vous découvrirez le moindre indice !

- J'en ai découvert un, expliqua le volatile. Et si j'avais su, je serais resté dans le feuillage de mon grand chêne depuis le début, je vous le garantis, CROA.

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Félicie Mignon

(L1 Lettres Modernes, UPEM)

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Mis en ligne le 14 novembre 2016

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