Les Rocambolesques
roman-feuilleton collectif arborescent à contraintes
Des airs de Wagner, Bach, Chopin ou Beethoven envahissent la pièce. Je joue sans relâche sur ce piano qui m’accompagne depuis de nombreuses années ; comme le temps est long ! Ma femme Marie aime m’écouter jouer depuis sa chaise à bascule. Elle tricote encore et encore pendant que je joue encore et encore… Aujourd’hui, c’est un tricot vert qu’elle prépare. Pour qui ? Personne, puisque nous n’avons jamais froid. « Cette couleur nous portera chance ! » me dit-elle.
Cela fait si longtemps que nous vivons cette routine incessante, la lassitude de cette boucle commence à se faire ressentir : quand viendra-t-on nous en libérer ? Nous avons perdu espoir depuis si longtemps, jusqu’à ce que…
« Regarde Charles ! s’écrie Marie. Nous avons un visiteur. C’est peut-être enfin le moment… Continue de jouer ! »
Je vais rapidement fermer la porte derrière ce jeune homme avant de reprendre la neuvième symphonie de Beethoven. « Tu vois que le vert porte chance, s’exclame-t-elle avec fierté et ironie, il a choisi notre pomme. » Nous l’observons du coin de l’œil : il est si apeuré. Il semble vouloir boire la pinte de bière posée sur la table mais heureusement pour lui, il ne le fait pas. Je le vois grimacer de dégoût et se pincer le nez. Tout ici a vieilli avec nous. Je tourne la tête en direction de Marie ; elle semble si heureuse ! Ses yeux sont plein d’espoirs… Espérons qu’il les trouve enfin.
Sans cesser de jouer, j’interroge Marie « Doit-on lui faire peur ?
-Non, me répond-elle, regarde-le, il est tout tremblant.
-Mais il n’a pas l’air de compr…
-Y a quelqu’un ? crie soudainement le jeune homme d’une voix hésitante. »
Quelle frustration de ne pouvoir lui parler ! « Arrête de jouer » ordonne ma femme, ce que je fais immédiatement. Elle cesse de basculer sa chaise et repose son tricot.
« Marie, nous devons l’y guider où il fuira de peur.
-Es-tu vraiment prêt ? me demande-t-elle d’un ton presque triste.
-Oui, je suis prêt depuis bien trop longtemps. Cette occasion ne se présentera pas deux fois. Il a croqué notre pomme, c’est notre seule chance. Si nous ne la saisissons pas, nous ne sortirons jamais.
-Je suis à la recherche d’une jeune femme au chapeau jaune, repris le visiteur, et j’ai été conduit jusqu’ici. Il fait trop sombre je ne vous vois pas ! Je ne vous veux aucun mal, en fait, c’est pour mon travail, je… »
Nous ne prêtons pas attention aux détails futiles de sa vie et je reprends : « Nous devons faire du bruit près de la porte pour qu’il s’en éloigne et ne parte pas. Ensuite, nous devrons en faire à l’opposé de l’endroit où il doit aller. En fuyant les bruits il ira où nous voudrons. Si on y parvient, il descendra les escaliers pour fuir et là il les trouvera.
-Et si cela ne marche pas ? demande ma femme.
-Ça marchera. »
Je m’exécute sans attendre et fais tomber un objet près de la porte. Le pauvre jeune homme court déjà devant les escaliers. « C’était plus rapide que prévu ! » dit Marie en ricanant. Il est vrai que ce garçon est bien faible, c’en est risible. Cependant, il ne semble pas vouloir descendre. Il y fait si sombre qu’il n’ose pas y faire un pas. Nous décidons d’attendre un peu. Face à cette statue tremblante, Marie, agacée, décide de forcer le destin en lui frôlant la nuque de sa main. Le pauvre garçon hurle et n’ose pas se retourner. Il descend si vite les escaliers qu’il tombe aux dernières marches. Nous nous amusons tant à le voir si affolé ! Blessé au genou, il décide tout de même de se relever et, en se bouchant le nez continuellement, sort une étrange chose rectangulaire avec une face lumineuse de sa poche. Il la tapote si vite ; aussi vite que je pianote mon piano. Marie et moi sommes surpris d’y voir émaner une forte source de lumière. Quelle étrangeté…
Le jeune homme regarde autour de lui. Nous l’observons avec hâte. Il tourne sur lui-même, examine la pièce grâce à son objet lumineux et décide d’avancer vers le grand coffre en bois. Marie me sert la main avec ardeur. Elle me regarde en souriant et dit d’une voix douce « Enfin… ».
Pendant que le garçon cherche un moyen d’ouvrir le coffre de ses faibles bras, je remarque une chose tombée au bas des escaliers que je m’empresse de ramasser et d’examiner. Il y est écrit d’une main maladroite « Roman-feuilleton : à la quête de la mystérieuse fille. ». Quand soudain…
AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !
Il hurle à pleins poumons, les larmes dévalant ses joues, retombant violemment sur ses genoux, manquant de s’évanouir. Mes yeux croisent ceux de ma femme et nous nous regardons avec tendresse. Nous avons compris. Il est l’heure pour le garçon de retourner dans la salle des pommes. Il est l’heure pour nous de reposer en paix. Nous nous disons enfin « Au revoir ». Il a trouvé nos cadavres.
Meryem Akgun
(L1, Licence Lettres Modernes, UPEM)
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Mis en ligne le 17 novembre 2016