Les Rocambolesques
roman-feuilleton collectif arborescent à contraintes
J'ai bien vu que son regard ne parvenait pas à se détacher de moi. Le pauvre ignore forcément à quel point c'est dangereux. Il ne sait pas de quoi mon père est capable. Je n'en ai toujours pas idée non plus d'ailleurs. Je n'en reviens toujours pas, quand je pense que tout cela est parti d'une histoire de chapeaux. Ces chapeaux rouges et jaunes, il faut les cacher, les montrer, les cacher à nouveau en jouant la folie, tout faire pour égarer et lasser ceux qui, par le plus grand des hasards, s'y intéresseraient. Pendant que mon père tisse à longueur de journée ces couvre-chefs de laine et de paille,je le regarde faire, puis, une fois finis, je les porte. J'aimerais savoir avec précision pourquoi il me fait faire cela, et ce qu'il en fait, une fois que je les ai ramenés, à part les ranger sur ses étagères, puisqu'il y a forcément autre chose. Il n'a pas l'air de vouloir les vendre. On pourrait le croire, bien sûr, mais il n'affiche pas de prix, ne fait pas la moindre publicité, rien. D'ailleurs, je ne le vois jamais en vendre un, et je ne sais comment il se débrouille sans argent. Il y tient tellement que cela pourrait paraître obsessionel, mais il ne semble pas manifester la moindre angoisse non plus. Je me souviens qu'un jour, alors qu'il en avait beaucoup moins et que j'étais encore très jeune, plus une enfant, mais presque, je lui ai demandé ce qu'il comptait en faire. Au lieu de me répondre, il s'est mis à tousser très fort, come pour faire diversion, et à accélérer son travail. Ce jour-là, j'ai compris qu'il avait peut-être quelque chose à cacher sous ces coiffes.
Quand je sors avec l'une d'elles sur la tête, soi-disant pour attirer le client, (même s'il y a longtemps que je n'y crois plus), j'essaie habituellement de ne pas me faire remarquer, ce qui nous arrange tous les deux. J'ai essayé de ne pas y penser et de me concentrer sur la couleur du chapeau, que je ne parvenais plus à me remémorer. Je sais, ça aussi, c'est étrange, des chapeaux qui s'effacent de la mémoire lorsqu'on les porte. C'est sans doute fait pour éviter quelqu'un ne repère une cachette, justement, mais je fais semblant de ne rien remarquer, cela vaut mieux). Après quelques tours et détours dans le quartier, je suis rentrée. Je n'avais pas les clefs de chez nous, nulle part ailleurs où aller, et si mon père m'avait cherchée, il m'aurait retrouvée dans l'heure, alors pourquoi fuir ? Je me suis contentée de pousser la porte, c'est tout.
Un client était là, dans la boutique, collé au comptoir. J'en suis restée sans voix. Je pensais que Papa allait enfin lui proposer un chapeau à acheter, et que tout cela allait enfin me permttre de savoir. J'ai du mal à croire que j'aie pu me montrer aussi naïve. Au lieu de cela, notre nouveau client s'est figé, visiblement captivé par mon image, comme si j'avais besoin d'une diversion ! Au début, cela m'a franchement agacée, puis, en voyant l'effet que je lui faisait, j'ai deviné la facilité avec laquelle il m'écouterait, et la curiosité l'a brusquement emporté sur la colère et sur la peur de son père. J'ai soudain eu une idée : et si je tentais de vendre un chapeau à cet amoureux transi, que se passerait-il ?
Evidemment, j'ai à peine eu le temps d'ouvrir la bouche avant que Papa ne l'emploie comme transbahuteur de sacs et ne le renvoie dehors... Je l'ai regardé s'éloigner, avec un air bête, mais j'étais quand même un peu émue. Je suis partie me cacher stupidement dans l'arrière-boutique, en tirant le rideau et en écoutant les croassements et grognements de mon père, un concert on ne peut plus étrange et ennuyeux. J'espérais juste revoir cet inconnu, pour réessayer et éclaircir ce mystère un jour...
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Félicie Mignon
(L1 Lettres Modernes, UPEM)
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Mis en ligne le 23 novembre 2016