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Affolé par toute cette agitation, je sortis prendre l’air sur le trottoir dans la rue en face de la boutique. Je réfléchissais et remettais mes idées en place, car je ne comprenais pas pourquoi elle réagissait comme ça, cette femme que j’avais tant aimée. Je ne comprenais pas non plus pourquoi et comment elle s’était appropriée cette apparence de corbeau. Pour en avoir le cœur net je retournai dans la boutique. J’entendis du fond de la pièce un bruit désagréable, ressemblant à celui d’une personne affamée en train d’engloutir bruyamment une masse de nourriture. Curieux, je m’approchais pour deviner ce qu’ils dévoraient et pourquoi ils le faisaient de manière aussi féroce. Je m’aperçus aussitôt qu’il s’agissait d’insectes. Je remarquais qu’il ne s’agissait pas de leur repas habituel mais plutôt d’une vengeance envers ces bestioles. Ils commençaient d’abord par croquer et gober violemment la tête, continuaient par arracher les ailes, les recrachaient et finissaient par avaler le corps tout entier. Cette violence m’amena à les questionner au sujet de ces insectes et du sort qu’ils leur infligeaient. Ils me répondirent sèchement : « Ces charançons mangent notre monnaie, notre charogne ». Je regardais plus particulièrement Anaïs, redevenue humaine, qui continuait de dévorer ces pauvres petites bêtes. Cette scène me glaçait le sang, je me mis à pleurer involontairement. C’était sûrement mon sentimentalisme qui se manifestait. Elle m’entendit, se retourna et décida de venir me voir afin de me donner des explications concernant toute cette histoire. Elle me raconta que si elle m’avait quitté un an auparavant c’était justement pour éviter de me dévoiler son secret : sa métamorphose en corbeau qui devenait de plus en plus incontrôlable et éphémère, pourtant bien handicapante. J’essayais d’écouter la suite mais je restais focaliser sur ses quenottes où un morceau de charançon était resté coincé. Après un moment, je me rendis compte qu’elle me regardait impatiemment pour que je lui donne à mon tour des explications sur le fait que je la suivais. Elle regardait par la vitrine, d’un air pensif, perdu et assez triste. Peut-être pensait-elle à notre relation passée, jetée aux oubliettes. Je la pris par la main, et lui proposai de sortir pour discuter plus intimement.

            Soudain, nous entendîmes un bruit sourd éclater au coin de la rue. En se retournant, nous vîmes une chose immense se ruer sur nous et envahir l’espace. Cela nous poussa à nous enfuir précipitamment. Anaïs restait cependant pétrifiée, je dus la porter sur l’épaule et courir. Son équilibre devenait de plus en plus instable à cause de la course que j’entreprenais. Elle devenait de plus en plus difficile à transbahuter. Cet événement tant inattendu avait fait de cette promenade une énorme surprise.

Plus loin, épuisé, je posais Anaïs dans un endroit désert. Reprenant mon souffle, j’observais attentivement le lieu dans lequel nous nous étions arrêtés. C’était un endroit sombre, marécageux qui avait perdu toute forme de vivacité, ce qui le rendait macabre. Il y avait là un immense saule pleureur dont les feuilles n’étaient que grisonnantes. Elles cachaient un amas de corps sans vies de corbeaux, tous désentripaillés, comme s’ils avaient été vidés pour être mangés. Je cachais le visage d'Anaïs pour ne pas lui affliger cette atroce vision, mais, avec son habitude de vouloir tout savoir, elle insista. Elle découvrit alors cette affreuse scène qui la meurtrit et elle se mit à sangloter. Ses larmes si abondantes étaient comparables à un fleuve ruisselant sur ses joues rosées par la fraîcheur de l’air. J’essayais tant bien que mal de la consoler en lui cachant à nouveau la vue de cet endroit morbide. Ses larmes ne cessaient de couler, je savais que je ne pourrais alors rien y faire. Je comprenais que cette vision pouvait la traumatiser. De plus, j’étais distrait par la puanteur que ces cadavres dégageaient, cela me répugnait, j’essayais alors de camoufler l’odeur avec la manche de mon pull. Cet agrégat devait être ici depuis longtemps. J’observai au loin une silhouette qui paraissait assise au bord d’un ruisseau. J’essayai de l’interpeller mais il ne daignait pas répondre. Pendant que la brume se désépaississait je me concentrais pour deviner qui pouvait être cet étrange personnage paisible dans cette atmosphère lugubre. Anaïs, les yeux encore humides, parvint à distinguer le portrait d’un pêcheur, une canne à pêche dans la main droite et une bière dans la main gauche. Il avait presque l’air vidé de toute émotion, ce qui faisait de lui un personnage froid, presque inhumain. Nous décidâmes de l’interpeller en nous approchant de plus près. Toujours inerte, nous essayâmes tout de même de le prévenir de la situation : cette chose qui semblait détruire la ville. Cet homme ne répondait toujours pas, le regard fixé devant lui, et plongé dans une profonde rêverie comme hypnotisé par une chose à l’horizon.

Un bruit retentit plusieurs fois de plus en plus proche de nous. On aurait dit le bruit de pas lourds et imposants. Cela nous interpella, affolés nous décidâmes de nous cacher mais aucun endroit ne nous paraissait assez sûr pour nous protéger. Le son semblait se rapprocher encore et encore, ce qui me poussa à attraper Anaïs par le bras et nous précipiter à travers le feuillage du saule pleureur. Quant à lui, le pêcheur resta immobile, sans peur apparente. Ce n’est que lorsque la chose arriva qu’il prononça un mot : « War ».

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Chloé Carrel et Noémie Chevalier,

(L1, Lettres Modernes, UPEM)

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Mis en ligne le 14 novembre 2016

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