Les Rocambolesques
roman-feuilleton collectif arborescent à contraintes
Et à nouveau, les corbeaux se démultiplièrent : deux puis quatre puis douze puis...
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Il faisait chaud et moite. Les corbeaux, innombrables à présent, volaient en tous sens dans la boutique et semblaient piailler toujours mais je n’entendais plus qu’un long et sourd bourdonnement. Comme je tournais péniblement la tête vers la vitrine, il m’apparut que la nuit était presque tombée. C’est alors que, semblant déborder de la rue, je vis, horrifié, se glisser de sous la porte une sombre flaque grouillante d’insectes : des cafards probablement, des charançons peut être, je ne sais pas. Ils achevèrent de rendre fous les corbeaux qui pataugeaient, bectaient ici et là. À mesure que l’épaisse flaque avançait dans la pénombre, je reculais, chancelant et dégoûté. La chaleur était devenue étouffante et une odeur infecte avait envahi la pièce. Le long de ma nuque brûlante semblait couler un filet d’eau glacée. L’estomac dans la bouche, je ne sentais presque plus mes jambes et ne voyais plus que des points. Tout à coup, un dernier pas en arrière me fit basculer dans une chute interminable et un sommeil profond.
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J’étais bercé par un mouvement mécanique et sentais maintenant l’air frais caresser mon visage. Je reprenais peu à peu connaissance. Ma première pensée alla pour cette jeune beauté au chapeau jaune. Je retrouvais doucement mes esprits mais restais faible et aveuglé. Je sentis grandir en moi une inquiétude pour la fille. Me rappelant le cauchemar vécu dans la boutique, je m’interrogeais avec effroi sur ce qui avait pu lui arriver. Sans faire de sentimentalisme, un besoin impérieux de savoir ce qu’elle était devenue m’éveilla complètement. J’étais affalé dans un genre de wagonnet en bois. Me dressant d’un bond je compris que l’engin avançait doucement. Il faisait toujours très sombre et tout à coup un rire mécanique me fit tressaillir. Un squelette auquel manquait quelques quenottes se trouvait assis à mes côtés. « Mais qu’est-ce que je fous là ? m’interrogeais-je, c’est quoi cette cave ? des oubliettes ? » Le wagonnet nous transbahutait dans un tunnel dont le décor me rappelait peu à peu celui d’un train fantôme : chauves-souris suspendues au plafond, vieux portraits aux quinquets suiveurs, fantômes errants... Dans une dernière scène, des automates habillés en pirates se désentripaillaient. Enfin la lumière apparut. Le train s’arrêta au cœur de ce qui m’apparaissait être une fête foraine. Il y avait un monde fou. Un orchestre jouait joyeusement. Des lampions multicolores décoraient des roulottes. Des bambins couraient, chahutaient, riaient. Plus loin, un fleuve de gens patientait pour un tour de grande roue. Un parfum sucré flottait dans l’air chaud puis se mélangeait par vagues à la puanteur des bacs à frites. L’ambiance était si légère que je me fichais presque de ne pas savoir où j’étais. Un petit pêcheur à la ligne pleurait de n’avoir su attraper un poisson. Je me surpris à fouiller mes poches et lui tendis une des deux pièces que j’y avais trouvées et qui stoppa ses larmes. Avec l’autre je pris une bière au stand d’à côté. Je me sentais bien mais fatigué de cette folle journée dont je me refaisais le film. La vue d’un chapeau jaune me sortit d’un coup de ma rêverie. La fille avait déjà disparu derrière un grand feuillage.
A.H., Meryem Akgun
(L1, Lettres Modernes, UPEM)
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Mis en ligne le 8 novembre 2016